Art naturel ou artefact

par Marie-Claude White, photographe

 

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J’aimerais introduire ce petit exposé par ces mots que nous livre Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques: «Comme Benvenuto Cellini, envers qui j’éprouve plus d’inclination que je n’en ai pour les maîtres du quattrocento, j’aime errer sur la grève délaissée par la marée et suivre aux contours d’une côte abrupte l’itinéraire qu’elle impose, en ramassant des cailloux percés, des coquillages dont l’usure a réformé la géométrie, ou des racines de roseau figurant des chimères, et me faire un musée de tous ces débris: pour un bref instant, il ne le cède en rien à ceux où l’on a assemblé des chefs-d’œuvre; ces derniers proviennent d’ailleurs d’un travail qui - pour avoir son siège dans l’esprit et non au dehors - n’est peut-être pas fondamentalement différent de celui à quoi la nature se complaît.»

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Parler d’art naturel est évidemment une contradiction dans les termes. Roger Caillois, on le sait, grand amoureux des choses du monde, s’est plu à la cultiver. «J’ose avancer que les dessins et les teintes des ailes des papillons constituent leur peinture», déclare-t-il dans Méduse et Cie . Il avoue avoir conscience de «commettre un flagrant abus de langage», car, ajoute-t-il, «en elles, il y a dessin, mais non dessein.» Mais il revient sur le problème un peu plus loin pour demander: «Convient-il de parler d’art? Au sens humain du terme, certainement pas.» Mais, dans un autre sens… oui. Ailleurs, parlant des pierres: «Je préfère leurs dessins aux peintures des peintres, dit-il, leurs formes aux sculptures des sculpteurs, tant elles me paraissent les œuvres d’un artiste moins méritant mais plus infaillible qu’eux». Et parlant des peintres contemporains, il déclare qu’ils «se sont engagés dans une voie où il ne se peut pas qu’ils ne se trouvent pas tôt ou tard confrontés à la plus redoutable concurrence: celle de la nature elle-même.» On pourrait aussi citer Bossuet: «Il y a tant d’art dans la nature que l’art même ne consiste qu’à la bien entendre.» Et la liste pourrait s’allonger. «Œuvre d’art, œuvre de nature, la tentation s’offre de dériver vers la conviction d’un “art de la nature”», dit plus prudemment Yves Le Fur dans un catalogue accompagnant une exposition du musée Dapper, mais il ajoute aussitôt que l’on aurait du mal à justifier cette conviction sans recourir à quelque prise de position métaphysique.

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L’intérêt pour les objets naturels ne date pas d’hier. On en constate la présence dans les fouilles préhistoriques, et il est intéressant de noter que la sensibilité aux formes pour elles-mêmes (ammonites, cristaux, formes étranges) a précédé la collecte d’objets plus figuratifs. Et j’ose croire que, lorsque aujourd’hui nous nous penchons pour ramasser un galet ou un débris de bois flotté ou de racine sur un rivage, nous obéissons à la même motivation que l’homme préhistorique, notre intérêt soudain éveillé par une forme remarquable, insolite au milieu de ce qui l’entoure, par sa différence, son harmonie, sa perfection, ou même encore sa grotesquerie, et que le geste de ramassage, geste d’appropriation, de détournement, est déjà un geste esthétique, mieux même, peut-être un geste créateur.

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Je me souviens d’un jour, dans l’île de la Dominique, aux Antilles, où Serge Goudin-Thébia, grand écumeur de rivages, avait rapporté deux magnifiques blocs de rocher, et, les ayant disposés l’un sur l’autre, me dit: «Regarde. Que veut-on de mieux? Ça, c’est de l’art. Il va falloir revoir Duchamp.» Propos auxquels Georges Amar fait un écho tout à fait inconscient lorsque, dans un très bel article, il propose (pensant à Cézanne qui voulait «refaire Poussin sur Nature») de «refaire Duchamp sur Nature», c’est-à-dire d’«élargir» l’action de Duchamp, de «poser le monde comme “ready-made”, en conservant à ce concept toute son énigmatique subtilité, qui implique un renouvellement du voir et du faire.» Opposant l’action créative humaine (l’homme ce «fauteur d’inédit», nous souffle Caillois) au «ready-made», Amar distingue deux grands types d’opérations: «celles qui consistent en l’application d’une force, celles qui consistent en une modification de contexte. Les premières conduisent à une création de forme, les secondes à une création de signification. Les premières produisent des transformations, les secondes des apparitions. Car on ne voit vraiment les choses que lorsque, tout en demeurant elles-mêmes, elles prennent une nouvelle signification.» Je ne peux m’empêcher de voir dans ces lignes une merveilleuse apologie de la photographie. Car, quelle technique, autre que la photographie, ne crée aucune forme matérielle, n’opère aucune transformation, permet aux choses de demeurer elles-mêmes, en leur propre lieu, mais, en prélevant, sans aucune interférence, son matériau utile, accomplit une «modification de contexte»? Seul opère le regard qui choisit, isole, donne sens, produit «l’apparition». Et lorsqu’un peu plus loin dans le même texte, Amar propose «moins de créer que d’apprendre à lire les tropes et la syntaxe d’un langage physique à même l’apparence des choses», il me semble lire là une description exacte de ce que je fais lorsque je me promène sur les rivages, l’œil aux aguets, à une nuance près, c’est que je dirais que le langage qui m’intéresse n’est pas seulement physique, que c’est un langage commun, un langage à deux voix, le monde, comme j’aime à le dire, fournissant les mots, et moi la syntaxe.

C’est exactement ce que je trouve dans les pierres de rêve.

 

Pourquoi cette fascination pour des objets naturels qui précisément nous donnent l’illusion d’avoir été façonnés par une main humaine (à moins que l’on n’y voie une main divine!)? Je répondrai pour ma part, que c’est peut-être parce que j’y vois le point de rencontre entre l’homme et la matière, l’humain et le non humain.

D’ailleurs, pour les Chinois, le fait qu’elles n’aient pas été créées par la main humaine n’avait certainement aucune importance. Pendant des siècles, ils ont peint des paysages, représenté le monde. Représenté? Pas exactement. Car l’homme est partie intégrante de l’univers et s’efforce, par la méditation, mais aussi par la peinture, de rester en étroite communion avec lui. En peignant, il recrée le monde: «L’activité du peintre n’est pas d’imiter le donné divers de la Création, mais de reproduire l’acte même par lequel la Nature crée. La création picturale est un processus identique à celui de la création de l’Univers», nous dit Ryckmans. Et le paysage peint représente le cosmos tout entier. Pour réaliser une bonne peinture, pour que les souffles vitaux y circulent, le peintre doit trouver les lignes internes, les lignes de force, l’élan général du paysage, mais, nous dit un auteur du XVIIIe siècle cité par Ryckmans: «… il ne faut pas qu’il les exprime entièrement, il doit faire participer l’esprit à la forme et laisser à deviner certains éléments sous-entendus.» Ce qui explique le caractère elliptique, fragmentaire, suggestif, virtuel même de la peinture chinoise, l’artiste cultivant, dit François Cheng, «l’art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère.» «Que le tout soit prolongé par l’esprit», disait Pu Yen-t’u, ceci s’appliquant aussi bien au schématisme du trait qu’au vide dans la composition.

Dans les plaques de marbre, auxquelles ils donnaient souvent la forme d’un disque, symbole de l’univers, les Chinois retrouvaient les traces des forces telluriques, et celles-ci composaient des paysages qui en faisaient l’équivalent de leur art. Les pierres de rêve leur présentaient, non pas des formes naïvement ressemblantes, mais les lignes de force même d’un paysage tel qu’ils cherchaient à le représenter eux-mêmes, avec, bien entendu, poussé à l’extrême: le schématisme, l’allusion, l’ellipse, le vide. Les artistes Ming et Qing héritiers des peintres Yuan, nous dit encore Ryckmans, «ont cultivé délibérément une sorte d’irrésolution aristocratique, de détachement lointain pour laisser place à cette part d’imprévisible et d’accidentel dont l’esprit, dans son libre vagabondage, fait ses plus rares délices.» On comprendra pourquoi les pierres de rêve sont aussi parfois nommées «pierres de voyage»…

Un beau jour, j’ai vu dans le sable une peinture chinoise. Et j’ai eu envie de les photographier. Flagrant délit d’«artialisation», j’en conviens et tire mon chapeau à Roger. Mais je préciserai que cette artialisation-là, au moins, ne me coupe pas du monde. Par la suite, suivant peut-être en cela l’exemple des pierres de rêve, je me suis, avec le temps, orientée vers des formes de plus en plus épurées, de plus en plus «abstraites». Je pense à Klee voulant «remonter du modèle à la matrice»…

Dans un intéressant petit ouvrage qui rend compte d’un colloque avec des artistes et des scientifiques par l’Institut de pathologie cellulaire sous la direction de Jacques-Louis Binet, je lis, sous la plume de Jacques Mandelbrojt, peintre et physicien, ou l’inverse, que l’art abstrait est «l’expression de la structuration intérieure du peintre, […] un autoportrait intérieur» Et un peu plus loin, Jean-Claude Pecker, peintre et astronome, ou l’inverse, nous dit que, pour le peintre, «il s’agit de résoudre la réalité à ses structures essentielles», l’abstraction, elle, «se limitant aux structures, plus permanentes peut-être». L’art abstrait, expression des structures mentales de l’artiste, ou exploration des structures du réel? Là encore, ils ont sans doute tous les deux raison. C’est exactement ce que pense René Huygue, dont le colloque en question avait pris le livre Formes et Forces comme base de discussions. Huyghe nous parle de «cette sorte de connivence entre les formes conçues par l’esprit et celles qui expliquent l’organisation de la nature», d’un «accord fondamental entre les formes requises par la pensée et les formes offertes par la réalité ».

À la recherche, en quelque sorte, des formes essentielles, j’ai l’impression, en ce qui me concerne, de trouver exactement ce que je désire voir dans les formes que je rencontre dans la nature. C’est elle qui me fournit les formes qu’il me faut. Collaboration, co-élaboration? «Naturel, dirait Caillois, “pareille rencontre n’est pas illusion. Elle témoigne que le tissu de l’univers est continu”…»

Ce «tissu de l’univers» est, à mon sens, le véritable contexte de l’art géopoétique.

 

 

 

La possession parfaite ne se prouve que par le don. Tout ce que tu ne sais pas donner te possède. Rien ne s'épanouit que par offrande. Ce que tu prétends protéger en toi s'atrophie.

Les Nourritures terrestres (1897)
 André Gide

TA RELIGION N’A AUCUNE IMPORTANCE



Voilà en substance ce qu’a répondu, dans le dialogue qui va suivre, le Dalaï Lama interrogé par le théologien de la libération, le brésilien Leonardo Boff.



 

«Sa Sainteté, selon vous, quelle est la meilleure religion?»

(je pensais qu’il dirait: «le bouddhisme tibétain», ou «les religions orientales beaucoup plus vieilles que le christianisme»)

Le Dalaï Lama m’a souri et, en me regardant droit dans les yeux, me répondit:

«La meilleure religion, c’est celle qui te rapproche de Dieu. C’est celle qui fait de toi une meilleure personne».

 


J'ai alors demandé: «Qu’est-ce qui nous rend meilleurs?»

Il a alors répondu:

«Tout ce qui te remplit de compassion,

Te rend plus sensible,

Plus détaché,

Plus aimable,

Plus humain,

Plus responsable,

Plus respectueux de l’éthique.

La religion qui fera tout ça pour toi, c’est la meilleure religion».

 

 

Je suis encore émerveillé aujourd’hui en pensant à sa réponse pleine de sagesse et tellement irréfutable:

«Mon ami, je ne suis pas intéressé de savoir quelle est ta religion ou si tu es croyant ou pas…

Pour moi, ce qui est important, c’est la façon dont tu agis avec les autres, ta famille, tes collègues de travail, ta communauté, et avec tout le monde…

La loi de l’action et de la réaction n’est pas seulement propre à la physique, il s’agit aussi de nos relations humaines:

Si j’agis avec bonté, je recevrai de la bonté;

Si j’agis avec méchanceté, je recevrai de la méchanceté.

Tu recevras toujours ce que tu souhaites aux autres.

Être heureux n’est pas une affaire de destin, c’est une affaire de choix».



Finalement il a dit:

«Prends soin de tes pensées, parce qu’elles deviendront des Paroles,

Prends soin de tes paroles, parce qu’elles deviendront des Actions,

Prends soin de tes actions, parce qu’elles deviendront des Habitudes,

Prends soin de tes habitudes, parce qu’elles deviendront ton Caractère,

Prends soin de ton caractère, parce qu’il deviendra ton Destin,

Et ton destin sera ta vie et …

Il n’y a pas de religion plus grande que la vérité de ta vie».

 

 

   Delphine Chausse